Ça a commencé comme ça, en remettant un peu d’ordre dans ma bibliothèque. La tâche était d’ampleur, et je m’y attelai sans tarder, avec systématisme, et donc alphabétisme.
Allais, Amado, Apollinaire... Les planches me semblaient plus encombrées encore que de coutume. Je dus décaler la fin des A sur l’étagère inférieure. Les villes, dit-on, se déplacent vers l’ouest ; les bibliothèques, en Occident du moins, poussent toujours vers la droite. Pour installer Sartre Jean-Paul et les suivants, voire même Queneau Raymond lui-même, je devrais installer une nouvelle rangée d’étagères.
Avant Cocteau Jean, je ne m’aperçus de rien, et j’allais bon train quand un détail arrêta mon élan classificateur : je possédais désormais dans ma bibliothèque un ouvrage au titre incongru : L’aigle à trois têtes.
Je manipulai le livre sans comprendre. Je n’avais pas affaire à un canular. Qui aurait pu décoller la couverture originelle avec tant d’attention, qui aurait pris le soin d’en confectionner une nouvelle, absolument identique à cette infime différence près, et su la recoller sans que rien ne trahisse la subtilisation ?
Je remarquai alors, sur l’étagère inférieure, un énorme Dumas, les Quatre mousquetaires ! Là encore, il ne pouvait s’agir de l’œuvre d’un faussaire : le quatre s’imprimait bien en défonce sur l’illustration de la couverture, sans bavure, sous le pelliculage brillant qui s’effilochait un peu.
Saisi d’une sueur froide, je parcourus les titres au dos des livres. La tête se mit rapidement à me tourner. Jules Verne n’avait jamais écrit Un capitaine de seize ans, ou le Tour du Monde en 81 jours. Aucun livre de Zweig ne s’appelait Vingt-cinq heures dans la vie d’une femme, et le papier, que je sache, n’a jamais pris feu spontanément à la température de Fahrenheit 452.
C’était insensé. Ici, Harry Mathews avait composé 21 lignes par jour, là, le roman inachevé de Perec s’appelait désormais « 54 jours ». Un peu plus bas, entre Henry James et James Joyce, un certain Jacques Jouet avait écrit 108 âmes. Au sein de l’étagère Roubaud – car il faut (au moins) une étagère pour Jacques Roubaud – je découvrais Autobiographie, chapitre onze.
Voir imprimé au dos d’un livre de James M. Caïn Le facteur sonne toujours trois fois ne m’arracha même pas un sourire, pas plus qu’Une orchidée pour Miss Blandish. Saisi d’un vertige à la vision de Joconde jusqu’à cent-un, je m’allongeai sur le sol, fermai les yeux un long moment. Soudain, saisi d’une inspiration, je me relevai. J’ouvris le Sade de la Pléiade, le feuilletai jusqu’à découvrir – mais j’aurais pu m’en douter – les Cent-vingt-et-une journées de Sodome. Ainsi, comme je le craignais, les titres intérieurs étaient eux aussi concernés. J’ouvris ensuite les Amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable, un livre qui m’est cher. Il était écrit, en sous-titre et en page intérieure, Mille-et-une réponses à la question « À quoi tu penses ? ».
Je me précipitai sur Bouvard et Pécuchet, l’ouvris avec fébrilité, avant de le reposer, quelque peu rasséréné. La chaleur restait bien calée à trente-trois degrés sur le boulevard Bourdon, par ailleurs toujours désert. Ce cauchemar numérique possédait donc une étrange logique : seuls les titres, sous-titres, exergues, étaient affectés par la mutation. De même, dans un titre, « un » ne devenait « deux » que lorsqu’on pouvait le considérer comme un nombre et non comme un article. Simone de Beauvoir était toujours une Jeune fille rangée.
Pourtant, tel livre de Paul Fournel s’appelait désormais Deux rockers de trop, tandis qu’un autre devenait Un homme regarde deux femmes. Pourquoi pas Deux hommes regardent deux femmes, ou même Deux hommes regardent une femme ? Mystère. Parfois encore, le titre subissait une légère adaptation sémantique, comme dans le Koestler, l’Unité et l’Infini.
Au rayon politique, quelques surprises : je possédais désormais l’ouvrage de référence de Pierre Frank les Congrès de la Vème Internationale, titre maïakovskien qui pétrifia le trotskiste qui somnole encore en moi. Et que penser du petit point Seuil, La révolution russe de 1918 ?
Les cassettes vidéo avaient elles aussi été contaminées. Je possédais désormais 2002 Odyssée de l’Espace, un Kubrik palindromique (ce qui ne constituait guère une consolation), et un Godard décalé, 3 ou 4 choses que je sais d’elle. J’aurais aimé voir les Huit samouraïs, mais je les avais prêtés. Quant à mon petit garçon, il aurait désormais droit, à condition de manger tout son jambon, à quelques Walt Disney trop peu connus, comme les 102 Dalmatiens, ou Blanche-Neige et les huit nains.
Tout était à l’avenant. Je découvris même, non loin du Macintosh, le rêve de tout adorateur du traitement de texte, un manuel d’utilisation de Word 7.
* * *
Abattu - j’aurais bien voulu vous voir à ma place -, je m’assis de nouveau sur le tapis, avec, à la main, les Nouvelles en quatre lignes de Fénéon. Je l’ouvris, machinalement. Stupéfaction : ces nouvelles possédaient bien le nombre de lignes annoncées en titre, et donc - mais faut-il le préciser ? - une ligne excédentaire. Le texte d’ailleurs me paraissait moins dense que dans mon souvenir. Qu’en déduire ? Que le nouveau titre imposait un nouveau contenu à l’ouvrage ? Que le signifié déterminait le signifiant ?
La réponse se trouvait dans les Six leçons sur la psychanalyse, de Sigmund Freud. Dans la table des matières, située page 288, Freud annonçait pour la sixième leçon : Nature des paranoïas. Les rapports entre délire paranoïaque et personnalité. Vie quotidienne et pathologies hystériques.
Déjà, Jacques Lacan perçait sous Sigmund Freud.
La réponse se trouvait aussi dans les Quatre Mousquetaires. Le livre avait quasiment doublé de volume, et d’Artagnan avait désormais pour compagnons Athos, Porthos, Aramis, et Golias. Ce dernier portait fine moustache, comme il se doit, n’était pas moins fin bretteur ou bon vivant, et ses appétences sexuelles le portaient plutôt vers les jeunes garçons.
C’était terrible, certes, mais fascinant.
On s’en doute : la modification n’avait souvent guère de conséquences sur l’intrigue. Que, dans le roman policier de Steeman, l’assassin habitât désormais au 22 , quelle importance ? Ce n’était pas bien grave non plus si le premier accroc, chez Elsa Triolet, coûtait désormais deux cents un francs. De même, Orwell aurait bien pu choisir 1985. Tintin vivait les mêmes aventures dans Vol 748 pour Sydney ou dans les Huit boules de cristal. La mille-et-unième pensée des Amnésiques etc., qui me fait encore rire aujourd’hui, n’altérait pas fondamentalement la structure du texte. De même, je découvris que le cent-unième « point de vue » de Joconde jusqu’à cent un était celui du Père Ubu.
Et puis, je me moquais bien qu’au rayon cuisine, l’ultime recette des 366 recettes pour nuls fût un koulibiac au lapin.
Mais souvent, le décalage entraînait un véritable séisme sémantique. Que dire de cette invraisemblable combinatoire quenellienne qui donnait naissance aux Cent mille milliards et un poèmes. Ou de la morale nouvelle de la fable de La Fontaine, les « Trois pigeon »s. Et d’ailleurs, dans ce cas précis, pouvait-on encore parler de morale ? Que penserait la féministe Antoinette Fouque de son ouvrage fondateur : Il y a trois sexes ? Il est permis de rire ; pourtant, le plus à plaindre était ce pauvre Alphonse Allais, dont un des livres - mon préféré - s’appelait désormais Trois et trois font six, ce qui, on le reconnaîtra, est un résultat juste mais un titre idiot.
L’effet se révélait plus confondant encore dans les ouvrages historiques, où l’Histoire elle-même se pliait consciencieusement au nouveau titre. Pour les besoins du Paxton, La France de Vichy 1941-1945, le maréchal Pétain demeurait une année de plus au pouvoir. Reconnaissons qu’il n’y était parvenu qu’une année plus tard. Plus terrifiante, les conséquences de ce titre, La Science sous le quatrième Reich., ouvrage collectif sous la direction de Josiane Olff-Nathan. Sans oublier ce poche sur la Troisième Guerre Mondiale.
Il me revint soudain que je possédais forcément l’édition 1999 de l’État du Monde, collection La Découverte. Je le compulsai fiévreusement, sans oser finalement l’ouvrir. Sur la table basse se trouvait le Monde du jour, je veux dire du lendemain, ou plus exactement désormais, en toute illogique, du surlendemain. Sur trois colonnes, Philippe Séguin y critiquait la cohabitation imposée par la Sixième République.
Mais, j’y pense ! j’avais sûrement un vieux Lagarde et Michard du XXIème siècle quelque part dans un placard. Qui étudierait-on ?
Je résistai à la tentation.
Je finis par m’asseoir sur le canapé et me plongeai dans la lecture des Quatre mousquetaires, jusqu’à une heure avancée de la nuit. Épuisé, à cinq heures du matin – mais jusqu’à quel point pouvais-je me fier à un réveil numérique ? – je sombrai dans un sommeil agité.
Quand je repris conscience, vers dix heures, mon premier geste fut de tourner la tête vers le Dumas. Il me parut moins épais. Il l’était en effet. Posé sur l’Augmentation, de Georges Perec, je n’avais désormais plus sur ma table de chevet que les Deux Mousquetaires.
* * *
Je résolus de ne pas quitter mon domicile, de passer ma journée à lire, à prendre des notes. Je me maudissais de ne pas avoir ouvert, la veille, le Livre des Trois Chemins, ce nouveau trésor de la mythologie égyptienne. J’avais bien sûr, d’autres regrets : qu’avait bien pu contenir, hier, le Robert 3 ? Quelle avait bien pu être l’intrigue de Trois amis de Maupassant ? Ou le septième personnage en quête d’auteur ?
Le téléphone sonna à plusieurs reprises. Je ne décrochai pas, de peur de rompre le charme. Je ne descendis même pas chercher le courrier.
Les heures s’écoulaient paisiblement, et même, sereinement. Je survolai Deux hommes sans bateau ni chien, et Un et un font quatre, toujours de l’infortuné Allais. Je lus L’anglaise et le continent. Le facteur ne sonnant désormais plus qu’une fois, je n’eus pas la force d’y toucher. Une réticence du même ordre m’arrêta devant le Robin Cook désormais banal, On ne meurt qu’une fois. Je feuilletai néanmoins le Théâtre et son simple, titre d’un Artaud plus abscons encore que d’ordinaire.
Était-ce superstition ? Le pressentiment que le temps me manquerait ? Ou la peur de voir au matin, par une magie symétrique, la copie redevenir l’originel ? Toujours est-il que je ne fis aucune photocopie.
Vers quatre heures de l’après-midi, la tête se mit à me tourner. C’est que, depuis près de vingt-quatre heures, je n’avais rien mangé. J’ouvris le frigo pour dénicher un yaourt. Mal m’en prit. Il dégageait une odeur insupportable : la date limite de consommation du lait, du pâté et des confitures était souvent dépassée d’un an, un mois et un jour.
Je me résolus à descendre à la brasserie manger une francforts-frites, quelque peu curieux de savoir combien de saucisses la carte me concéderait.
Ma chemise me parut un peu serrée, mais quand je tentai de boucler mon pantalon, je n’y parvins carrément pas. Je n’avais pas grossi - j’avais même perdu près d’un kilo, à en croire la balance -, mais mes vêtements avaient rétréci d’une taille. Ou plus exactement, se conformaient à leur nouvelle étiquette. J’enfilai donc une tenue de jogging, plus ample, quand ce furent désormais mes pieds qui se refusèrent à entrer dans des chaussures où, gravé dans le cuir de la semelle, luisait un 42.
J’appelai un service de livraison à domicile. Vingt-neuf minutes plus tard, un homme vêtu de rouge me présentait une Trois-saisons tiédasse. Cette débâcle culinaire eut raison de mes dernières réticences. J’allais faire appel, résigné, à une science plus molle encore que ma pizza.
* * *
SOS-Psychiâtrie se présenta sous l’apparence d’un homme petit, souriant et courtois.
– Voilà, docteur, dis-je, je crois que j’ai deux araignées au plafond.
Le docteur Lacan écarquilla les yeux (afin de respecter le secret médical, nous le baptiserons en effet ainsi). Il m’examina comme une poule qui aurait trouvé deux couteaux.
– Répétez-moi ça.
– Je vous demande si je ne deviens pas dingue. J’ai l’impression de filer deux mauvais cotons.
Le psychiatre devint blanc comme deux cachets d’aspirine, sortit un paquet de cigarettes, et se mit à fumer comme deux sapeurs. Il paraissait très préoccupé.
– Je vois, je vois, dit-il, professionnel. Parlez-moi donc de votre enfance.
– Si vous voulez.
– Votre mère, suggéra Lacan.
– C’était une brave femme, mais malheureuse comme deux pierres. Elle était tout le temps là, à pleurer comme deux madeleines. Un soir, m’a raconté mon père, quand elle avait deux polichinelles dans le tiroir...
– Vous avez un frère jumeau ? demanda le psychiatre.
– Non, pourquoi ? répondis-je, intrigué.
– Rien, rien, reprit Lacan.
– Ma mère se faisait deux montagnes d’un rien. Une petite nature, que c’était. Elle se noyait dans deux verres d’eau. Mon père, c’était autre chose. Tiens, c’était pas la moitié de deux cons, celui-là.
– Oui, déglutit Lacan. Parlez-moi de lui aussi.
– Oh, c’était un gars gentil, mais toujours beurré comme deux petits Lu. Dès le matin, il s’en jetait deux derrière la cravate. Il n’avait jamais deux sous vaillants, et il n’en foutait pas deux rames. Et puis, il avait toujours deux pets de travers. Faut avouer qu’il avait deux grands poils dans la main. Ma mère lui en faisait la remarque parfois, mais il était orgueilleux comme deux pous. Un jour, il a pris son courage à trois mains, et il a déniché du travail.
– Pardon ? fit Lacan, comme étonné.
– Je disais qu’il a trouvé du travail. Déniché pour trouvé. C’est une expression. Vous ne connaissez pas ?
– Si, si. Ce n’est pas cela, fit Lacan, qui, deux fois n’est pas coutume, se mit soudain à prendre des notes.
– Mais mon pauvre père, au boulot, il n’y allait que de deux fesses. Il s’y emmerdait comme deux rats morts. Alors évidemment, il s’est fait virer en trois temps quatre mouvements. Ma pauvre mère, qu’était marchande des cinq saisons, s’est mise à faire des ménages, mais c’était deux gouttes d’eau dans la mer. On n’arrivait pas à joindre les trois bouts. Ah, ma pauvre mère...
– Vous me parliez de votre père, me coupa Lacan, qui donnait l’air de se soucier de ce que je lui racontais comme de l’an cinquante.
– Quel brave à quatre poils, celui-là. Il racontait partout qu’il était écrivain, mais ses textes, vous pensez bien, ne valaient pas deux pets de lapin. Ses meilleurs poèmes ne cassaient pas quatre pattes à un canard. Et quand il faisait des lectures, il y avait quoi... quatre pelés, deux tondus. Pauvre papa, il est aujourd’hui entre cinq planches et sept pieds sous terre... Déjà, à l’époque, à force de brûler la chandelle par les trois bouts, il avait déjà deux pieds dans la tombe. J’étais haut comme quatre pommes quand il a passé. Je vous raconte ça, mais en vrai, je l’adorais. Lui et moi, on était comme les six doigts de la main. Il parait que je lui ressemble comme trois gouttes d’eau. Ça vous en bouche deux coins, hein ?
– Oui, oui, c’est possible, marmonna Lacan, conciliant. Et votre adolescence ?
– Pas grand chose à en dire. Avec les filles, j’étais toujours à courir trois lèvres à la fois.
– Vous dites ?
– Je voulais dire : trois lièvres à la fois.
– Oui, oui, opina Lacan du bonnet, lapsus intéressant, vraiment très intéressant.
– J’avais les trois pieds dans le même sabot, le cul entre trois chaises, je faisais les cent un pas comme deux lions en cage, les quatre-cent-un coups, enfin, des conneries de jeunesse, vous savez ce que c’est ?
– Non, pas vraiment, fit Lacan. J’ai eu une jeunesse assez studieuse. Ma mère voulait que je sois chirurgien, mais moi, j’avais horreur du sang...
Il s’interrompit, troublé :
– Excusez-moi, je m’égare. Vous me parliez de votre jeunesse.
– Rien que de très banal, je vous le disais. Avec les filles, ça ne durait jamais bien longtemps. Enfin, vous savez ce qu’on dit : deux de perdues, onze de retrouvées.
– Oui. On peut aussi le dire comme ça.
Le psychiatre jeta un regard à sa montre.
— Ah, je suis désolé, mais notre quart d’heure est écoulé. C’est mille francs, dit le docteur Lacan.
Il ajouta, en me tendant sa carte :
– Si vous le voulez bien, j’aimerais vous revoir demain. Votre cas me semble sérieux.
– Plutôt trois fois que deux.
– Alors, à demain, alors. On s’en sert six ?
– Pardon ?
– C’est une expression, Pour se serrer la main. Comme... euh, la sixième roue du carrosse, ou les onze plaies d’Égypte, vous voyez... Pour la séance de demain, j’aimerais convier quelques collègues. Votre cas les passionnera. Ça ne vous dérange pas ?
– Non, non, docteur. Je dois me mettre sur mon trente-deux ?
– Pardon ? Ah ! Non, ne faites pas d’efforts vestimentaires particuliers. À demain, alors.
– C’est ça, docteur, et même à trois mains, si vous le voulez bien.
* * *
11 décembre 1998, Hôpital de Sinzentin.
Je vais mieux, il paraît. A l’hôpital, tout le monde est très gentil avec moi. Je suis sous surveillance constante. On enregistre le moindre de mes propos. Je crois que mon cas est quatorze intéressant. Enfin, c’est qu’ils onze tous.
Je me suis remis à lire. L’Illiade et l’Ohonzée. J’en suis au moment où les Achédeux font le siège de Quatre. Du cent-un, toujours du cent-un. Pourquoi tant de haine plus un ?
|